Six Leçons d’architecture sur le rapport entre matière et esprit


1ère leçon d’archi : objet ou relation

Sur un terrain plat, vous construisez un mur aveugle rectiligne, d’une hauteur supérieure à la taille d’un homme et de longueur importante. Il va diviser votre terrain en deux parties et va définir ainsi deux demi-espaces, entités clairement identifiables mais qui s’ignorent, puisqu’elles ne peuvent communiquer. Votre mur est une sorte de mur de Berlin qui isole deux mondes. Vous avez de la sorte trois objets, liés mais pourtant pratiquement séparés : le mur et chacun des deux espaces situés de part et d’autre.
Si, dans votre mur, vous percez une porte, ce trou sera le seul point de passage entre les deux espaces. Le mur va désormais régler la relation encore minimale entre les deux espaces. Ensuite vous percez ce mur de diverses fenêtres et portes, et la relation entre les deux espaces s’anime, s’intensifie et se diversifie au fur et à mesure que vous percez davantage de trous. A la limite, le mur, percé à l’extrême, cesse pour ainsi dire d’exister en tant que tel. Il n’est plus objet mais filtre qui structure la relation entre les deux espaces. Nous n’avons plus, en fin de compte, que deux objets (les deux espaces) articulés l’un à l’autre par un filtre interposant une relation diversifiée entre eux. Pourtant nos trois objets d’origine sont encore là.
Leçon de la 1ère leçon
Le passage de la notion d’objet (le mur) à la notion de relation (le filtre dématérialisé) n’est pas marqué d’un seuil clairement signifié. Ce passage qualitatif est davantage l’affaire de la qualité du regard que nous jetons sur le monde. Notre société est profondément matérialiste ; elle ne voit et ne considère que ce qui est palpable. Elle privilégie donc une réflexion à partir des objets et néglige le vide (jugé trop abstrait) et les relations (jugées trop complexes). Par l’addition des objets qu’elle voit, elle développe une vision analytique, faite d’une addition de visions partielles et elle ne peut pas parvenir de la sorte à une vision synthétique. Elle ne peut cerner les relations, ni leur nature, et encore moins le mouvement qui les fait évoluer. Et, dans ces circonstances, il lui est difficile de comprendre le sens général de notre monde et ce vers quoi tend l’univers, dans son mouvement global.
2e leçon d’archi : plein / vide

La maison que vous habitez est bâtie à l’aide de divers éléments constructifs, soit verticaux (murs et piliers), soit horizontaux (poutres et planchers), éléments qui constituent les matériaux de l’architecture. L’architecte de votre maison, en posant ces divers éléments matériels pleins, a donné vie aux vides (les espaces) qu’il a articulés les uns aux autres par l’intermédiaire d’autres éléments de vide : les portes, les fenêtres, les espaces intermédiaires, les relations qui sont en fait des trous dans la matière. Ce qui vous importe à vous, l’habitant de cette maison, ce ne sont pas les pleins (les éléments en "positif") mais les vides (les éléments en "négatif"), c’est-à-dire ces espaces dans lesquels vous vivez et qui sont en fait les parties de la maison que le constructeur n’a pas construites (par opposition aux éléments constructifs qu’il a directement façonnés). Les espaces, les vides sont en effet les véritables objets de l’architecture qui se révèle être comme un jeu dont la règle est de concevoir en positif les éléments "négatifs", mais de les mettre en forme en n’ayant recours qu’aux seuls éléments pleins, éléments "positifs" conçus en fait en négatif. C’est un peu comme écrire une page de texte en noircissant le fond de manière à laisser apparaître les lettres en blanc
Leçon de la 2ème leçon
Ce jeu met en évidence le rapport ambigu entre plein et vide, entre positif et négatif, entre matière et relation, entre objet de préoccupation et moyen de réalisation. L’essentiel de la maison n’est pas là où l’on croit ; il n’est pas dans ses éléments physiques. Ce sont les relations entre pleins et vides, les jeux des négatifs et des positifs, des ombres et des lumières, qui font sa qualité, que vient animer l’esprit de ses habitants. L’esprit du lieu réside dans une dimension difficile à cerner, qui se situe bien au-delà de la fonctionnalité et qui, pourtant, doit être considérée au moment de la dessiner. Mais notre civilisation ignore ce qu’est cette présence du vide, comme si celui-ci était une absence totale de tout.
Digression 1
Newton a conçu une représentation du monde fondée sur les objets (les pommes !) que sont les corps célestes ; c’est une conception du monde dont le vide est absent, sauf à titre de distance entre deux corps-objets. Ceux-ci, rattachés par des lois mécaniques simples, constituent pour lui le matériau de base, la matière fondamentale constitutive de l’univers, à l’image de l’atome, qui est, lui aussi, image de l’univers. La force de gravitation n’existe que par rapport à ces corps, c’est-à-dire que la relation leur est subordonnée ; elle est d’ailleurs proportionnelle à leur masse. Cette force est certes condition nécessaire pour que le système subsiste, mais elle n’est en fait que le ciment qui assure la cohésion. Cette conception du cosmos, même si elle admet le mouvement répétitif (cyclique simple), présente une image statique d’un univers immobile, qui ne subit pratiquement aucun changement (par contraste voir la relativité d’Einstein). Le physicien Brian Swimme, dans son livre "The Universe is a green Dragon", inverse cette représentation et met au centre de l’univers la force de gravitation, qui est force d’attraction, force d’union et de création, qui est l’inspiration de l’univers. La relation devient prioritaire et c’est l’énergie (orientée ainsi par l’esprit) qui génère de la sorte un univers en mouvement, pris dans une évolution vers un but que nous percevons intuitivement même si nous ne parvenons pas à le cerner. Il est vital, aujourd’hui, de refaire l’apprentissage de cette nouvelle manière de voir, de redécouvrir une vision du monde fondée sur les relations, animées par le mouvement d’une évolution créatrice. Cette conception d’un monde orienté vers un but spirituel est d’ailleurs soutenue par un nombre croissant de scientifiques (voir Capra).
Digression 2
La matière est composée d’atomes qui ne sont constitués que de vide à l’exception d’une infime partie de matière presque insignifiante (noyau et électrons) qui est en quantité tellement infime que cette matière - surtout l’électron (par sa vitesse) - constitue davantage une probabilité qu’une réalité. Cette vision est à l’inverse de celle de Newton : l’énergie, la relation prime sur une matière presque absente. Pourtant nos sens perçoivent la matière comme un corps compact car ils ne peuvent la pénétrer, à l’image d’une guêpe qui se heurte contre une vitre : le monde au-delà de la vitre existe bel et bien ; il est en mouvement et change sans cesse, mais nous ne pouvons le toucher ni percevoir ce mouvement en le palpant. Nos sens nous habituent à des perceptions trompeuses qui leur sont propres. A notre esprit de savoir rétablir la vérité.
3e leçon d’archi : intérieur/extérieur

La ville d’aujourd’hui est pensée en termes d’objets, de masses juxtaposées. Les espaces extérieurs (rues et places) sont des espaces résiduels laissés vides par la construction des bâtiments qui les jouxtent et qui ne sont jamais, chez nous, conçus en priorité dans leur relation avec l’espace extérieur, car ils sont toujours pensés d’abord comme programme de fonctions intérieures, dans les limites des alignements urbains qui interdisent toute liberté. Par contre, l’architecture orientale, érigée par les puissants selon les traditions du pouvoir, nous fait découvrir cette continuité de l’espace entre l’intérieur et l’extérieur ; le portique marque un seuil, un rythme dans un passage qui mène le visiteur d’un monde à l’autre. La colonnade et la façade abondamment percée sont des filtres, posés autant pour contenir l’extérieur que pour ouvrir l’intérieur. Les rues, les places sont autant d’intérieurs qui se succèdent. Dans ce tissu continu, on peut toujours se situer simultanément en termes d’intériorité et d’extériorité selon le microcosme auquel on se réfère.
Leçon de la 3ème leçon
Notre monde technocrate ne domine plus rien et ne fait que remuer la matière. Dans son esprit morcelé, il ne voit plus ce qu’il fait : il déplace ou veut reconstituer la mosaïque, minutieusement et fastidieusement, pièce par pièce mais a perdu depuis longtemps l’image d’ensemble. La conception orientale du monde redonne au vide et à la continuité de l’espace son vrai sens, et permet de rendre sensible la continuité de univers, surtout si notre vision du monde ne s’arrête pas à la limite de notre parcelle ni à celle de notre domaine de compétence, surtout si le monde n’est pas considéré comme un espace à posséder, à contrôler, à limiter, mais au contraire comme un mystère illimité à découvrir.
4e leçon d’archi : baroque/extérieur

Comme le palais indien, le château baroque est signe de pouvoir. Par contre, il est en général pensé comme un objet isolé posé dans un parc. Il est d’abord une façade, souvent très bien équilibrée, qui est donc réjouissance pour les yeux. Il est d’abord décor qui veut en imposer par sa présence et son autorité. Le palais baroque est conçu en volume et en plein. C’est une masse dense : un objet qu’on visite par accident puisqu’il faut, pour cela, pénétrer dans cette masse en principe impénétrable. Une fois à l’intérieur, le même spectacle se reproduit : on continue à assister à un spectacle situé à l’extérieur de soi, comme c’était le cas avant qu’on y pénètre. Le palais baroque développe de magnifiques espaces intérieurs, mais ceux-ci restent théâtraux et nous confinent au rôle de spectateur. Le mouvement du baroque n’incite pas à l’intériorité orientée vers une dimension insoupçonnée ; il se recroqueville sur lui-même dans une contemplation de soi, comme dans un miroir. Le miroir n’est-il pas le propre du baroque ?
Leçon de la 4ème leçon
Le palais baroque est inspiré par un goût du jeu humain : plaire, amuser, se récréer et s’imposer. Son créateur n’a d’objectif que lui-même. C’est un monde statique et clos car enfermé sur lui-même, à l’image de son architecture.
5e leçon d’archi : gothique/intérieur

Autant le palais baroque est conçu en plein, autant la cathédrale est le fruit d’une architecture conçue en creux et en vide ; c’est une architecture de l’immatériel matérialisé, qui pense les relations et les mouvements, avant de penser les parties matérielles pour elles-mêmes ; ceci n’empêche pas l’architecture gothique d’être, par excellence, maîtrise des forces physiques. Cette exigence constitue d’ailleurs, peut-être, la contrainte physique qui, parallèlement à ses motivations mystiques, a obligé le gothique à penser l’espace en termes de mouvements : la force n’est-elle pas mouvement et concentration d’énergie ? La cathédrale, avant d’être un objet à voir de l’extérieur, est un vide à parcourir de l’intérieur, un vide orienté par un mouvement de progression vers le choeur (vers le sacré) et par un mouvement ascendant vers la lumière (vers l’esprit) ; c’est un cocon de lumière qui nous inonde dans un mouvement d’attraction, invitation à notre voyage intérieur, présence de l’esprit qui nous inspire. La cathédrale est intériorité en mouvement, elle est matérialisation de l’esprit. La matière y est le support de l’esprit et réciproquement
Leçon de la 5ème leçon
C’est une préoccupation spirituelle qui a engendré l’architecture gothique ; sa conception repose sur une connaissance profonde héritée du passé et qui dépasse les dimensions de l’univers humain. Le monde gothique est orienté vers la source de ses origines qui est extérieure à lui-même. C’est un monde ouvert, en mouvement vers sa source d’inspiration
6e leçon d’archi : lignes de chant

Bien qu’ils ne construisent pas, ce seront paradoxalement les aborigènes australiens qui inspireront cette dernière leçon d’architecture ; pour des raisons spirituelles, ils refusent en effet de transformer la nature et cette absence d’artifices leur permet de vivre en accord avec les rythmes de la terre. Pour eux, le monde visible est conscience réalisée et le monde invisible est conscience en devenir. Le chant du rêve des origines (Dreamtime) dit l’histoire du devenir de la terre, chargée de la présence des ancêtres qu’elle incarne. Les aborigènes se déplacent selon des "lignes de chant" (songlines) ; celle-ci suivent les veines d’énergie de la terre et correspondent à l’histoire mythique du lieu, qu’ils chantent en marchant. Ces lignes tissent un réseau dense sur la croûte terrestre et établissent des liens entre les tribus. Il n’y a plus ni intérieur, ni extérieur. Le monde est perçu dans sa continuité dans le temps et l’espace, entre matière et esprit. L’architecture, intégrée dans leur perception de l’univers, n’est plus une nécessité pour structurer les rapports entre leur intériorité et le cosmos.
Leçon de la 6e leçon
Pour notre civilisation conquérante, cet enseignement est très inspirant car il montre combien de richesses et de savoirs méconnus résident immédiatement sous nos pieds, et autour de nous. Plutôt que de vouloir conquérir un monde que nous voulons rendre conforme à notre image avant même d’avoir commencé à le percevoir, notre but devrait être d’entrer en vibration avec les lieux, avec l’énergie qui nous entoure. Conformément à l’image du vecteur qui, en physique, représente une force d’une part par son intensité (longueur du vecteur) et d’autre part par son sens (orientation du vecteur), notre vocation devrait consister à puiser dans univers cette énergie (l’intensité de la force) et à en faire un vecteur par l’orientation que notre esprit cherche à lui donner afin qu’elle participe au mouvement général de la création.
Sans conclusion

Il est impossible de conclure ! Ces six leçons appellent un septième temps, qui sera sabbat ; un temps de repos pour une compréhension propre de ce mouvement de l’esprit. Matière et esprit participent d’un mouvement solidaire : comment insuffler cette dynamique à la matière qui nous entoure, et se laisser porter par elle, afin de devenir moteur de création ?

 
Twitter Bird Gadget