Le projet d’arrêté jugé restrictif à la concurrenceLaboratoire d’études, ouvrir la voie au regroupementConflit d’intérêts: Un ministère régulateur, client et opérateur!
Le Conseil de la concurrence, présidé par Ali Benamour, a émis un avis où il pointe du doigt des dispositions anticoncurrentielles contenues dans un projet d’arrêté du ministre de l’Equipement, Karim Ghellab (à droite). La procédure a été initiée par le DG de Labotest, Mohammed Ben El Mamoun
LE Conseil de la concurrence va donner du fil à retordre au ministre de l’Equipement et du Transport. Son projet d’arrêté relatif au système de qualification et de classification des entreprises concourant aux marchés publics de BTP a fait l’objet d’un 1er avis.
Malgré des réserves (voir p. 6), l’instance se rattrape lorsqu’elle émet des «observations générales sur l’état de la concurrence sur le marché des laboratoires du BTP». Il s’attaque d’abord au système de qualification qui «exclut toute sous-traitance». Principe consacré par l’article 13 du décret du 20 décembre 2001: «seules sont retenues, les références des prestations directement exécutées par le laboratoire…». Chaque qualification contient une liste d’expérience, 646 au total. Le laboratoire doit les exécuter avec son propre matériel et son propre personnel. Condition qui «restreint l’accès aux appels d’offres publics», estime le Conseil. Elle pénalise surtout les «laboratoires de petite et moyenne taille et ceux nouvellement créés».
L’avis du Conseil revient aussi sur le système de classification prévu par le projet d’arrêté. Son système est basé sur 5 classes et considéré, d’un point de vue concurrentiel, «plus restrictif à la liberté d’initiative que ne l’est le système d’accréditation». Les laboratoires de BTP sont ainsi classés par le ministère, selon des critères liés au chiffre d’affaires, au capital, à la note d’encadrement, le montant maximum annuel d’un marché pour lequel un laboratoire d’une catégorie donnée peut être admis à soumissionner… (Voir tableau).
. Liberté d’accès à la commande publique
Le Conseil persiste et signe: «ce système adopté par le ministère de l’Equipement peut restreindre la concurrence». Un risque qui prendrait la forme d’une «segmentation artificielle» des transactions conclues pour le compte de l’Etat. Il y a aussi le danger de voir émerger des «collusions tacites ou explicites» entre laboratoires appartenant à la même classe. Chiffre d’affaires et capital sont des critères qui «ne sont pas directement liés à la nature et à l’objet des transactions conclues pour le compte de l’Etat», poursuit le Conseil de la concurrence. Ils sont injustifiés et ne concordent pas avec le but envisagé: structurer le secteur. Même chose pour les références d’art.
Le système de classification s’avère aussi «contraire aux principes consacrés par le décret 2-06-388 fixant les conditions et les formes de passation des marchés publics». Une décision du régulateur télécom (ANRT) datée du 11 décembre 2007 rappelle à juste titre ces fondements: la liberté d’accès à la commande publique et l’égalité de traitement des candidats. Le Conseil de la concurrence fait à son tour allusion aux enjeux de ce décret promulgué le 19 avril 2007, à savoir «l’efficience économique».
Le système de classification des laboratoires publics «va mettre l’acheteur public face à des choix limités lors des appels d’offres». Ce qui est en soit «une restriction à sa liberté» et provoquerait ainsi une «rareté artificielle». N’empêche qu’il est «toujours possible d’encadrer certaines professions à condition qu’il y ait des raisons objectives». Le ministère de l’Equipement pourrait difficilement faire jouer l’article 8 de la loi 06-99: restreindre la concurrence doit être justifié par un «objectif de progrès».
L’instance présidée par Abdelali Benamour estime que «l’expérience des ingénieurs prime plus que l’ancienneté du laboratoire». Il n’adhère pas à la notion de «chantier similaire». Autre critère auquel a eu recours l’arrêté du ministère pour la notation des laboratoires…
. Un ministère juge et partie
La libéralisation du marché impose la neutralité de l’Etat. Deux principes découlent de ce choix politique: liberté d’entreprendre et égalité en matière de concurrence. La régulation du marché exclut donc toute discrimination. Le profil juridique de l’opérateur, public ou privé, ne doit pas peser. C’est un peu la politique entreprise dans l’audiovisuel. Même si l’Etat peine à se détacher de son monopole dans les chaînes de télévision.
Exercer une «mission de service public» ne doit pas faire obstruction aux règles de concurrence. Être sous tutelle administrative. Voilà un cas de figure également relevé par le Conseil. LPEE depuis sa création en 1948, en passant par sa marocanisation en 1973 est jusqu’à aujourd’hui sous la tutelle du ministère de l’Equipement… En plus, deux de ses 4 actionnaires sont soumis à la tutelle du même département: l’Office national des chemins de fer (ONCF) et l’Agence nationale des ports (ANP). L’article 22 des statuts du Laboratoire public prévoit de larges prérogatives -y compris des stratégies commerciales- à son conseil d’administration présidée par Karim Ghellab, ministre du Transport.
Le conflit d’intérêts se matérialise par trois éléments. L’avis du Conseil fait d’abord allusion au rôle de «régulateur» que joue le département de tutelle. Il accorde à travers une commission un certificat de qualification et de classification aux laboratoires. Or, sa présidence revient à la direction des Affaires techniques du ministère… Celui-ci se trouve également ordonnateur et donc client. Le Conseil qualifie le ministère de «consommateur essentiel» (voir info). Consommateur à double casquette puisqu’il devient opérateur via LPEE. Conclusion, le ministère de l’Equipement est en conflit d’intérêts. Cela rappelle l’avis n°6/09 sur le pilotage maritime et où l’ANP a été épinglée pour le même motif.
. LPEE, un double contrôleur
Le Conseil de la concurrence a adopté la même position de la Cour des comptes (voir p. 3). Il est surprenant de constater que LPEE exerce à la fois le rôle de contrôleur externe et extérieur dans le cadre de grands projets. Le 1er se fait lorsque l’entreprise adjudicataire fait appel à lui pour contrôler la qualité des travaux. Le contrôle extérieur émane plutôt du ministère de l’Equipement et du Transport…
Cette double «présence de LPEE (…) le met en situation de juge et de partie et compromet l’impartialité de ses conclusions…», constate la Cour des comptes en 2007. Ce qui a pour conséquence, selon le Conseil, de «disqualifier les concurrents de LPEE» des appels d’offres relatifs au contrôle externe. Son avis qui se veut «général» n’a pas démonté la politique de tarification du Laboratoire public. La liberté de fixer une politique commerciale induit une liberté des prix. En revanche, le Conseil rappelle que ce principe n’est pas absolu. Respecter la liberté de concurrence impose comme garantie de préserver l’équilibre du marché.
LPEE est-il finalement auteur d’abus de position dominante? L’avis ne le dit qu’à demi-mot puisqu’il fait référence à l’article 7 de la loi 06-99 relative à la liberté des prix et à la concurrence. Cette pratique peut prendre la forme de «prix prédateurs» ou des «prix excessivement élevés».
. Les recommandations du Conseil
Dans son avis, la possibilité d’ouvrir juridiquement la voie à la sous-traitance ou louer des engins émerge en premier. Quoique les risques existent tels que l’entente sur les prix, l’échange d’information pour coordonner les prix, voire aussi les offres de complaisance… L’incident s’est déjà produit dans le secteur du livre scolaire… Le Conseil de la concurrence s’est montré frileux par rapport à son homologue français(1) (www.leconomiste.com)…
L’avis n°14/10 recommande par ailleurs la possibilité d’accorder une qualification à un groupe d’entreprises. Elle est inexistante dans l’actuel projet d’arrêté relatif au système de qualification et de classification. Pourtant, se constituer en consortium permettra aux entreprises d’accéder aux grands marchés publics passés par l’Etat. Le Conseil propose aussi d’échanger à moyen terme le système de qualification par le système d’accréditation. Il permet d’avoir un standard minimum de qualité chez les laboratoires d’études et d’analyse. Les cahiers des charges doivent être clairs, précis et objectifs et non discriminatoires. Ce qui permettra de garantir un meilleur accès au marché. Le cas des «références similaires» est donné pour exemple. Son imprécision laisse la porte ouverte aux abus. Les cahiers des charges doivent également imposer à l’entreprise adjudicataire de recourir à un appel à concurrence. Procédure qui débouchera sur le choix du laboratoire chargé du contrôle. La révision de conditions liées au chiffre d’affaires est également recommandée. Pour le conflit d’intérêts, le Conseil se limite à insister à ce que LPEE ne bénéficie pas d’un quelconque favoritisme.
Faiçal FAQUIHI
(1) Voir sa décision du 25 février 1997 relative aux pratiques anticoncurrentielles relevées lors de la passation des marchés d’aménagement des berges de la Seine. Elle s’est soldée par des amendes en milliers de francs français: 1,35 million pour Bouygues Offshores…